Santé en prison : quel accès aux soins pour les personnes détenues ?

En dépit de leur situation d’enfermement, les personnes détenues conservent un ensemble de droits garantis par l’État, tels que le droit à une prise en charge médicale équivalente à celle du reste de la population.
Mais les dispositifs prévus pour leur assurer cette égalité d’accès aux soins se heurtent souvent à la politique sécuritaire et aux conditions de vie spécifiques du milieu carcéral, qui rendent les détenus particulièrement vulnérables aux pathologies mentales, addictions et infections transmissibles. Cet article propose un tour d’horizon du système de santé en prison et des obstacles qu’il rencontre en pratique, dans la réalité du monde carcéral.
Un peu d’histoire : la réforme de 1994, premier pas vers l’intégration des soins de santé pour les détenus
Avant 1994, la prise en charge sanitaire des personnes détenues était du ressort de l’administration pénitentiaire. Les détenus perdaient leur affiliation à la Sécurité sociale en arrivant en prison, et si les soins d’urgence leur étaient fournis gratuitement, les consultations spécialisées et opérations non vitales n’étaient pas prises en charge, laissant la majorité de la population carcérale sans accès réel aux soins.
Dans les années 80, la hausse des infections par le VIH-Sida en milieu carcéral a joué un rôle déterminant dans la prise de conscience des pouvoirs publics. La loi stipulant déjà que la détention ne devait pas priver les détenus des autres droits fondamentaux (comme l'accès à la santé) l’État a reconnu ses lacunes, et le Haut Comité de la Santé Publique fût chargé en 1992 de préparer une réforme globale. Il proposa ainsi une réorganisation de l’accès aux soins, dont l’objectif était d’atteindre une qualité de soins équivalente à celle du milieu libre et d’assurer la continuité des soins à la sortie de prison.
La loi de 1994 a donc marqué le transfert de la responsabilité des soins du Ministère de la Justice vers le Ministère de la Santé, permettant aux détenus de bénéficier de services publics hospitaliers. Elle a aussi prévu leur affiliation obligatoire à la Sécurité sociale dès l’incarcération, assurant une couverture maladie complète.
Depuis 1994, plusieurs réformes se sont succédé pour renforcer ce cadre et adapter l'accès aux soins aux réalités de la vie en prison.
▶ Quels dispositifs concrets permettent aujourd’hui d’assurer les soins en milieu carcéral ?
Vue d’ensemble du système de santé actuel en prison
Affiliation directe à la Sécurité sociale : Aujourd’hui, lorsqu’une personne est incarcérée, elle est affiliée automatiquement au régime général de l’Assurance Maladie via le Centre National de la Protection Sociale des Personnes Écrouées (CNPE). Elle peut bénéficier d’un accès aux soins sans avance de frais et n’a à payer ni de ticket modérateur, ni de forfait journalier en cas d’hospitalisation. C’est bien l’administration pénitentiaire qui prend en charge le ticket modérateur, financé à l’aide des missions d'intérêt général, des crédits d’État et des accords tarifaires avec les centres de soins.
Si la personne détenue bénéficiait de pensions d'invalidité, de rentes d’accidents de travail ou maladie professionnelle préalable à son incarcération, ces prestations continuent d’être versées par la CPAM qui était initialement en charge de son dossier. Toutefois, les indemnités journalières sont suspendues pendant toute la durée de l’incarcération. En cas de libération avant la guérison d’une blessure de travail, elles pourront reprendre à la sortie de prison.
Évaluation médicale initiale : Lorsque un détenu arrive en prison, un examen est réalisé dans les premiers jours pour évaluer son état de santé général et repérer d’éventuelles maladies infectieuses, troubles psychiques ou besoins particuliers (addictions, maladies chroniques).
Soins médicaux en détention : Plusieurs dispositifs de soins sont proposés, organisés en fonction des types de pathologies et de leur niveau de gravité.
- Niveau 1 : Les soins de base sont assurés par les Unités Sanitaires en Milieu Pénitentiaire (USMP), actuellement au nombre de 175 en France. Implantées au sein même des maisons d'arrêt, les USPM couvrent à la fois la médecine générale, les soins spécialisés et les soins dentaires : elles proposent des dépistages à l’entrée en détention, des consultations médicales individuelles, activités de groupe, ainsi que de la prévention et l'éducation à la santé.
- Niveau 2 : Les soins nécessitant une prise en charge à temps partiel (par exemple, les hospitalisations de jour) sont réalisés dans les USMP lorsqu’il s’agit de soins somatiques, et au sein des SMPR (Services Médico-Psychologiques Régionaux, au nombre de 26 en France) en ce qui concerne les soins psychiatriques.
- Niveau 3 : Les hospitalisations à temps complet sont réalisées dans des UHSI (Unités Hospitalières Sécurisées Interrégionales) pour les soins somatiques et dans des UHSA (Unités Hospitalières Spécialement Aménagées) pour les soins psychiatriques. Les UHSI sont situées dans des hôpitaux classiques avec chambres sécurisées, tandis que les UHSA accueillent uniquement des détenus souffrant de troubles mentaux.
▶ Malgré l’existence de ces dispositifs et des réformes successives visant à les améliorer, les rares enquêtes disponibles sur la santé en prison révèlent que la population carcérale demeure l'une des plus vulnérables du pays sur le plan sanitaire.
Une population fragilisée : quelques chiffres pour comprendre les enjeux de santé en milieu carcéral
Au 1er décembre 2025, la France comptait 80 792 détenus et un taux d’occupation moyen des établissements pénitentiaires de 122 %. 17 établissements (sur 277 au total) atteignent même une densité supérieure ou égale à 200 %, avec, donc, deux personnes détenues pour une seule place disponible.
Surmortalité et suicide : En prison, un décès survient en moyenne tous les deux à trois jours, et près d’un décès sur deux est un suicide, selon l’Observatoire des disparités dans la justice pénale. Chaque année, plus d'une centaine de personnes détenues se suicident dans les prisons françaises (125 en 2022), avec un taux de suicide environ six fois supérieur à celui de la population générale. En 2017, la France enregistrait le taux de suicide en prison le plus élevé d’Europe, devant l’Autriche, l’Allemagne et le Danemark. La surmortalité des ex-détenus, elle, est 3,6 fois supérieure à celui de la population générale dans les cinq ans suivant la libération.
Santé mentale : L’étude Santé mentale en population carcérale sortante, parue en 2022, montre qu’environ 70 % des hommes et 75 % des femmes détenus en maison d’arrêt présentent un trouble psychiatrique ou de dépendance à leur sortie : la moitié des détenus est touchée par des addictions, un tiers des hommes (et la moitié des femmes) souffrent de dépression, et 10 % des hommes (contre 17 % des femmes) présentent un syndrome psychotique.
Addictions : Selon une étude de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (2023), la dépendance aux drogues concernerait 18,4 % des personnes détenues et la dépendance à l’alcool 27,9 % d’entre eux.
Maladies transmissibles : Bien qu’il y ait peu d’études épidémiologiques récentes dans le milieu carcéral, les données disponibles soulignent (comme dans la plupart des prisons dans le monde) une forte prévalence de pathologies chroniques et infectieuses chez les personnes détenues, par rapport au reste du monde libre. En 2010, 2 % des personnes détenues avaient contracté le VIH — soit six fois plus que dans la population générale — et 4,8 % l’hépatite C. Une enquête de 2017 exclusive à la prison de Fresnes (la dernière en date) suggérait tout de même une baisse encourageante, à 1,3 % pour le VIH et 2,9 % pour l’hépatite C.
Enfin, les pathologies chroniques telles que l’hypertension, le diabète ou les troubles respiratoires sont également sur-représentées et tendent à augmenter avec le vieillissement progressif de la population carcérale.
Pourquoi un tel écart entre les dispositifs de soins en place et l’état de santé réel des détenus ?
On peut dire qu’il existe une forme de paradoxe dans le rapport à la santé des personnes détenues. D’un côté, une grande partie de la population carcérale, marquée par la précarité sociale et économique, n’a jamais eu accès à un suivi médical avant son incarcération. Pour de nombreux détenus, la prison devient ainsi le premier point de contact avec des dispositifs de soins et une couverture sociale, certains réalisant parfois la première consultation médicale de leur vie pendant leur mise sous écrou — notamment pour les personnes étrangères en situation irrégulière, qui sont également affiliées d’office à la Sécurité Sociale dès leur entrée en prison.
D’un autre côté, le contexte carcéral est l’un des milieux les plus propices à la présence et au développement de pathologies physiques et mentales. Cela est lié à plusieurs facteurs :
- La population carcérale est, en règle générale, déjà très fragilisée avant son entrée en prison. La prison regroupe une population souvent précarisée, issue de milieux défavorisés, avec des antécédents de santé fragiles. Par exemple, les traumatismes infantiles (violences, abus, négligences) sont rapportés par près de 74 % des hommes et 86 % des femmes détenus. Plus de 60 % des détenus présentent également des antécédents de consommation de substances psychoactives.
- Le contexte carcéral tend à déclencher et/ou aggraver les pathologies. Confinement, manque d’intimité, promiscuité, absence d’activité physique et isolement social… La prison crée un climat particulièrement propice à l’aggravation des troubles de santé mentale et physiques. En ce sens, l'enquête de la prison de Fresnes révélait par exemple que 56 % des détenus vivaient à trois dans des cellules de moins de 10 m², au sein desquelles ils étaient enfermés jusqu'à 22 heures par jour (une fois les meubles déduits, l'espace disponible n'y était que de 6 m², soit 2 m² par personne). En raison de cette même surpopulation et du manque de prévention des risques, les maladies infectieuses se propagent rapidement. En cause, la consommation de drogues injectables avec partage de seringue entre détenus, les tatouages, les relations sexuelles non protégées... Le climat de tension et de conflits fréquents entre détenus et personnel, ainsi que la violence physique et sexuelle, accentuent enfin le risque de traumatismes psychologiques lourds.
- La logistique carcérale et sa politique sécuritaire ne sont pas toujours adaptées aux dispositifs de soins. La mise en oeuvre concrète du droit à une prise en charge équivalente à celle de la population générale reste inégale selon les établissements, en raison du manque de personnel médical, de délais d’attente, d'infrastructures inadéquates et des impératifs sécuritaires de plus en plus stricts.
▶ Zoom sur ces obstacles pratiques, qui font que de nombreux détenus passent à côté des soins dont ils auraient besoin durant leur incarcération.
Des droits théoriques à la réalité du milieu carcéral : quel accès aux soins ?
- Accès aux soins somatiques : Le plus souvent, les spécialités les plus demandées (soins dentaires, de kinésithérapie, d’ophtalmologie ou de gynécologie) n’ont pas de place disponible par manque de personnel médical, ou ont des délais d’attente de plusieurs mois. De plus, chaque mouvement de détenu vers une unité médicale (même à l’intérieur de la prison) doit être encadré par des agents pénitentiaires, ce qui entraîne souvent l’annulation des rendez-vous, faute de surveillants pour accompagner les détenus.
- Un processus de soin dissuasif : Lors des soins à l’hôpital, les détenus sont souvent menottés (quelles que soient les raisons de leur peine de prison) et escortés par des agents armés, y compris dans des services publics où des patients du monde libre sont présents. En pratique, cela dissuade de nombreux détenus de demander des soins supplémentaires (par peur de l’humiliation) et renforce la méfiance du personnel médical qui n’est pas toujours formé à gérer des patients détenus, affectant directement la relation soignant-soigné.
- Le respect du secret médical rarement assuré : Alors que le système de santé garantit la confidentialité des soins, celle-ci est souvent mise à l’épreuve. Par exemple, l’article 52 de la loi pénitentiaire, qui stipule qu’un examen gynécologique doit se dérouler sans entraves ni surveillants, est fréquemment non respecté. Nombre de femmes détenues rapportent avoir dû subir des examens gynécologiques en présence de gardiens, violant ainsi leur intimité.
- Hospitalisations en milieu sécurisé : Les UHSI permettent des hospitalisations plus longues pour des soins de niveau 3. Cependant, les détenus admis dans ces unités font face à des régimes quasi-disciplinaires : pas de visites, pas de téléphone, et pas d'accès à des distractions comme la télévision ou la lecture, ce à quoi ils ont pourtant droit en détention. Un détenu diabétique nécessitant une hospitalisation prolongée pourrait ainsi se retrouver isolé, sans aucune activité, vivant dans un environnement comparable à l’isolement disciplinaire.
- Soins psychiatriques en milieu pénitentiaire : Les 26 SMPR présentes sur le territoire sont souvent sous-dotées. Un détenu souffrant de troubles psychotiques pourrait ne pas avoir accès à des soins adaptés en raison d’une pénurie de psychiatres ou de psychologues, retardant ainsi son suivi thérapeutique.
- Continuité des soins à la sortie de prison : Pour les détenus atteints de maladies chroniques, comme le VIH ou l’hépatite C, si des traitements sont amorcés en prison, il arrive que le suivi à la sortie soit insuffisant. Par exemple, un détenu libéré peut ne pas avoir de rendez-vous médical fixé pour continuer son traitement, mettant en danger sa santé et augmentant le risque de transmission.
- Manque de places pour les soins de longue durée : Enfin, les détenus âgés ou atteints de maladies chroniques lourdes, comme Alzheimer, sont rarement concernés par les dispositifs de suspension de peine pour raison médicale, car peu de structures médico-sociales sont prêtes à les accueillir. Un détenu en fin de vie souffrant d’un cancer pourrait ainsi rester en prison, sans avoir accès aux soins palliatifs dont il a besoin.
Pourquoi s'intéresser à la santé en prison ?
Bien que le milieu carcéral ait bénéficié d’avancées conséquentes depuis la réforme de 1994, de nombreux défis demeurent en matière de soins. Le manque de ressources et de personnel, la complexité du cadre pénitentiaire et les contraintes sécuritaires compliquent l'accès à des soins adaptés, pour une population qui est déjà particulièrement fragilisée sur le plan de la santé.
Cette prise en charge sanitaire semble être à la fois un enjeu éthique — garantir les droits humains et la dignité des détenus — et de santé publique : la grande majorité des détenus finissant par sortir de prison, leur état de santé a des répercussions directes sur la société dans son ensemble. Une prise en charge sanitaire adéquate paraît enfin être un levier puissant pour réduire les risques de récidive et faciliter la réinsertion des détenus dans la société, à leur sortie de prison.