Soins en horaires décalés : la France peut-elle encore compter sur ses médecins ?

À quel point est-il difficile en France de voir un médecin en dehors des horaires d’ouverture des cabinets ? Le soir, la nuit, le week-end ou les jours fériés ? Alors que les défis de l’accès aux soins ne cessent de croître, le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) vient de sortir son rapport annuel sur la permanence des soins ambulatoires (PDSA).
L’enquête, réalisée auprès de 103 conseils départementaux, met en lumière des progrès notables, mais aussi des fragilités persistantes dans l’organisation des soins en dehors des horaires habituels. État des lieux.
PDSA : de quoi parle-t-on ?
La permanence des soins ambulatoires (PDSA) est une mission de service public, inscrite dans le Code de la santé publique, visant à garantir la continuité des soins en dehors des horaires habituels des cabinets médicaux et centres de santé. Elle s’adresse aux patients ayant des besoins de soins non programmés le soir, la nuit, les week-ends et jours fériés. Selon la réglementation, elle couvre au minimum la plage horaire de 20h à 8h en semaine, ainsi que les week-ends et jours fériés, avec des aménagements possibles selon les spécificités territoriales.
La PDSA repose sur un maillage de professionnels de santé mobilisés pour assurer des actes de régulation (évaluation téléphonique) et d’effection (consultation ou visite), selon des modalités pouvant inclure des gardes fixes en maisons médicales, des interventions à domicile ou des téléconsultations. La PDSA est essentielle pour désengorger les services d’urgence hospitaliers et offrir une réponse rapide et adaptée aux patients en dehors des horaires classiques.
42 départements n’ont plus de médecin de nuit
Le premier enseignement de ce rapport est la stabilité de la couverture territoriale. En 2024, la couverture des territoires de PDSA s’élève ainsi à 97 % durant les week-ends et jours fériés et 93% en soirée. Des chiffres stables par rapport à l’année précédente, sauf pour le nombre de secteurs couverts en soirées, qui baisse de 3%. Pour les territoires non couverts par cette prise en charge – appelés « zones blanches » - la consultation est assurée par les services d’urgence. Là où le bât blesse, c’est pour la prise en charge médicale de nuit. Seuls 27% du territoire peut compter sur un médecin en nuits profondes (de minuit à 8h du matin). Ainsi, en 2024, 42 départements ne bénéficient plus de couverture sur cette plage horaire, soit 3 de plus qu’en 2023. L’arrêt de la couverture de ces territoires en nuit profonde s’explique tant par la faible activité constatée dans ces secteurs que par la difficulté à mobiliser des volontaires sur ce créneau.
Les gardes en soirées de semaine menacées ?
Selon l’enquête, de plus en plus de médecins de la PDSA remettent en question les gardes de soirées en semaine. Ainsi, 73% des conseils départementaux déclarent craindre une baisse d’implication des médecins volontaires en soirées. Plusieurs raisons viennent expliquer ce phénomène :
- Le vieillissement des médecins en exercice, dont le départ à la retraite sans remplacement accentue la désertification de certains territoires (Alpes-Maritimes, Aude, Corrèze, Cher, Alpes-de-Haute-Provence, Ille-et-Vilaine) ;
- L’épuisement professionnel des médecins, confrontés à une augmentation constante de leur patientèle et du nombre de garde à assurer, qui vient alourdir une charge de travail déjà importante.
- Le manque d’attractivité des gardes de soirée, tant d’un point de vue financier (rémunération jugée insuffisante, fiscalité contraignante) qu’en termes d’activité trop faible dans certaines zones.
- Une insécurité croissante dans certains territoires de garde, notamment en Martinique et en Nouvelle-Calédonie.
- Des zones à couvrir trop vastes, la restructuration de secteurs de garde a en effet conduit à la création de vastes secteurs, augmentant ainsi les distances à parcourir pour les médecins de garde.
- La volonté d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, tendance sociétale de fond qui touche légitimement les médecins, soucieux de préserver leur qualité de vie.
La régulation médicale : pilier du dispositif
La régulation, qui constitue le premier contact entre le patient et le système de garde, est un maillon fondamental de la PDSA. Via un appel au 15, au 116, 117 ou 114, il est possible de contacter les secours et d’échanger avec un médecin sur sa situation. À ce sujet, de nouvelles pratiques se développent, telles que la visiorégulation (évaluation à distance via visioconférence) et la régulation déportée qui permet aux médecins d’assurer la régulation des appels depuis leur domicile ou cabinet, plutôt qu’au centre 15.
Au total, 3972 médecins généralistes ont assuré le rôle de médecin régulateur en 2024, soit une hausse totale de 5,9% par rapport à 2023. Parmi eux, des médecins libéraux installés en activité régulière, mais aussi 22% de médecins retraités, salariés ou remplaçants.
L’effection : entre sites fixes et mobilité
Concernant l’effection (intervention physique du médecin), le rapport constate une progression des sites fixes dédiés à la PDSA, souvent installés à proximité des urgences hospitalières ou dans des maisons médicales de garde. Ce modèle facilite l’accès des patients tout en optimisant les ressources.
Parallèlement, des solutions de mobilité renforcée se déploient : infirmiers en pratique avancée (IPA) déclenchés par régulation ou encore téléassistance. Ces pratiques visent à assurer la prise en charge à domicile, notamment pour les patients âgés ou non-mobilisables.
Cependant, des zones blanches persistent : certains départements ne disposent toujours pas d’offre suffisante, et la prise en charge des visites dites « incompressibles » (nécessitant une consultation en personne) reste hétérogène.
Vers un élargissement des horaires… ou pas
Autre débat récurrent : l’extension des horaires de la PDSA au samedi matin. Alors que de moins en moins de cabinets médicaux sont ouverts le samedi matin, 64% des CDOM aimeraient en effet que la permanence des soins soit assurée dès le début du week-end. Selon l’enquête du Conseil National de l’Ordre des Médecins, la mise en place de la PDSA le samedi matin permettrait de diminuer le report des appels du matin vers les gardes d’effection de l’après-midi et ainsi éviter l’afflux d’activité dès l’ouverture de la garde… Tout en soulageant les cabinets qui assurent déjà une garde sur ce créneau. Dans d’autres départements, mieux dotés en cabinets médicaux et maisons de santé ouverts le samedi matin, on craint à l’inverse qu’une extension de la PDSA soit superflue et malvenue.
Le développement parallèle du Service d’Accès aux Soins (SAS), actif durant ces plages horaires, semble freiner cette évolution en apportant une réponse alternative, bien que son efficacité soit variable selon les territoires.
Des avancées timides en EHPAD et actes médico-administratifs
Souvent sous-dotées en personnel médical, les EHPAD sont particulièrement confrontés au défi de la prise en charge des soins non programmés. En horaires de garde, les demandes de soins sont souvent considérées comme des visites incompressibles, à effectuer directement sur place pour éviter le transport des résidents. Absence de matériel adapté, manque de personnel soignant, difficultés d’accès aux informations médicales… Plusieurs obstacles rendent l’intervention des médecins de garde difficile en EHPAD.
Malgré des progrès dans plusieurs départements, aucun cadre national n’a été établi. Le CNOM appelle à combler ce vide, tout comme il plaide pour une simplification de la gestion des certificats de décès, un acte souvent complexe à réaliser en horaires de garde. Il propose notamment un forfait dédié accessible à tous les médecins, qu’ils soient actifs, retraités ou salariés.
Des initiatives locales inspirantes
Le rapport met en valeur plusieurs expérimentations locales intéressantes, telles que l’intervention d’infirmiers au domicile des patients, à la demande du médecin régulateur, pour réaliser une évaluation clinique dite de « levée de doute ». Grâce à l’intervention d’un IDE, qui peut prendre les constantes du patient ou réaliser une palpation abdominale, le médecin régulateur peut affiner son diagnostic. Ce type d’intervention permet généralement d’éviter une hospitalisation.
Ces innovations illustrent la capacité d’adaptation des territoires, mais soulignent aussi le besoin d’une vision stratégique nationale pour en assurer la cohérence.
Quelles pistes pour demain ?
Les recommandations du CNOM s’articulent autour de plusieurs leviers :
- Des incitations financières, telles que l’extension de la défiscalisation et la revalorisation des actes et des forfaits d’astreinte ;
- Le renforcement de la participation des remplaçants et médecins salariés ;
- La mise en place de transports dédiés pour les patients non-mobilisables ;
- Un déploiement plus uniforme du SAS, avec une évaluation de ses impacts sur la PDSA classique ;
- Le renforcement de la sécurité pour les médecins de garde.
Malgré un socle solide et des efforts louables des médecins de terrain, la permanence des soins ambulatoires reste un dispositif en tension. À l’heure où l’accès aux soins est devient un enjeu sociétal majeur, sa consolidation apparaît ainsi comme une urgence collective.