Reculer l’âge de départ en retraite : une fausse bonne idée pour la Cour des comptes

Alors que les débats sur un éventuel nouveau recul de l’âge légal de départ à la retraite continuent d’enflammer le pays, la Cour des comptes, dans son dernier rapport commandé par le Premier ministre, vient d'apporter une nouvelle pierre au débat. Loin d’une analyse purement comptable, elle livre une étude fouillée des impacts du système de retraites sur l’emploi, la compétitivité et l’équité. Ses conclusions, parfois sévères, confirment et précisent ce que nombre d’économistes et d’acteurs sociaux soulignent depuis des années : reculer l’âge légal n’est pas une solution miracle.
Un recul de l’âge de la retraite aux effets inégalement répartis
La réforme de 2010, qui avait repoussé l’âge légal de départ de 60 à 62 ans, a certes permis une augmentation du taux d’emploi des seniors. En moyenne, les personnes concernées ont ainsi travaillé 1 an et 7 mois de plus, selon la Cour. Mais cette moyenne cache des disparités selon les catégories socio-professionnelles et l’état de santé. Ainsi, si 85% des cadres et professions intermédiaires ont pu continuer à travailler avant d’être en retraite, cette part tombe à 66% chez les ouvriers. Le reste de cette population bascule dans un entre-deux précaire, hors de l’emploi mais trop jeunes pour la retraite, alternant entre périodes d’inactivité ou d’invalidité.
La situation est encore plus marquée chez les femmes, plus nombreuses à se retrouver « ni en emploi, ni en retraite », en raison de carrières souvent hachées, de contraintes familiales ou d’un recours plus fréquent au temps partiel. En 2021, 33 % des femmes de 61 ans étaient dans ce cas, contre 22 % des hommes. Les carrières incomplètes retardent pour beaucoup l’atteinte du taux plein, allongeant d’autant leur durée d’activité. Résultat : les femmes partent en moyenne 8 mois après les hommes.
Un système de retraite généreux… mais sous tension
La France consacre 13,5% de son PIB aux retraites, soit 2,5 points de plus que la moyenne de la zone euro. Cette générosité est en partie due à un âge moyen de départ précoce comparé aux autres pays européens. En moyenne, en 2022, les Français sont partis à la retraite à 62 ans et 8 mois, soit un an plus tôt que leurs voisins.
Pour autant, cette dépense ne garantit pas une équité parfaite. Les retraités aux pensions les plus modestes partent en moyenne plus tard que les autres. Le dispositif de retraite anticipée pour carrières longues n’a en effet pas permis de corriger cette injustice : les 40% des retraités les plus pauvres représentent 13 % des départs pour carrière longue.
L'espérance de vie à 65 ans reste également très différenciée selon les catégories sociales : trois ans d'écart entre ouvriers et cadres pour les hommes, deux ans pour les femmes. Ces écarts remettent en question l’idée d’un recul uniforme de l’âge de départ sans prise en compte de l’usure professionnelle.
Emploi des seniors : un levier sous-exploité
Le taux d’emploi des seniors progresse, notamment sous l’effet des réformes successives, mais reste largement en retrait par rapport à nos voisins. En 2023, seuls 11 % des Français de 65 à 69 ans étaient en activité, contre 21 % en Allemagne. Et la majorité de ceux qui travaillent le font à temps partiel, souvent contraint.
Formation continue, adaptation des postes, lutte contre les discriminations à l’embauche… La Cour des comptes appelle à ne pas se contenter de repousser l’âge légal, mais à renforcer l’accompagnement vers l’emploi des seniors. Actuellement, un tiers des chômeurs de plus de 55 ans sont en recherche d’emploi depuis plus de 18 mois. Et une personne sur cinq entre 55 et 64 ans se trouve « ni en emploi ni en retraite ».
La Cour prône une réforme systémique, équilibrée et équitable
Face à ces constats, la Cour appelle à dépasser les ajustements ponctuels et à s’inspirer de nos voisins européens qui ont introduit des modalités de pilotage automatiques : clauses de revoyure, ajustement de l’âge de départ en fonction de l’espérance de vie, indexation des pensions sur les salaires plutôt que sur l’inflation.
Elle insiste également sur la nécessité d’une approche globale, combinant plusieurs leviers – âge, cotisations, pensions – et prenant en compte à la fois l’équité intergénérationnelle et intragénérationnelle, ainsi que l’impact macroéconomique de chaque décision.
Loin de conforter la tentation d’un nouveau recul uniforme de l’âge légal, la Cour des comptes propose donc une réflexion beaucoup plus nuancée. Elle souligne que sans politique volontariste pour maintenir les seniors en emploi, toute réforme risque de produire davantage de précarité que d’économies. Et que sans amélioration structurelle de la productivité française, aucune réforme ne pourra durablement équilibrer notre système.
Autrement dit : pour que la réforme des retraites ne soit pas un énième sparadrap, mais un vrai projet d’avenir, il convient de l’inscrire dans une transformation plus large de notre modèle économique et social.